Par Benoit Delrue.
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Elle « a marqué le pas en 2012 ». Jamais à court d’euphémismes pour réduire la portée des faits qui ne rentrent pas dans ses cases préétablies, l’Insee présente ainsi la baisse historique de l’espérance de vie française. Et encore, la figure de style ne peut être lue que dans son commentaire des résultats de l’année 2013, qui voit un léger mieux. L’institut national de la statistique et des études économiques s’était bien gardé de commenter publiquement ces chiffres quand ils ont été découverts un an plus tôt ; notre gouvernement et nos « grands » médias, de relayer l’information.
Après une hausse continue depuis qu’elle est mesurée, l’espérance de vie des hommes de 60 ans est passée cette année de 22,7 à 22,6 ans. Celle des femmes du même âge, de 27,4 à 27,2 ans. À la naissance, on leur pronostiquait 84,8 ans à vivre, contre 85 années en 2011. La différence n’est pas grande, elle peut même paraître négligeable pour le profane ; en réalité, elle marque une évolution sensible, qui tranche avec tout ce qui avait été constaté jusqu’alors.
L’espérance de vie est un calcul réalisé à partir d’une population fictive, combinée par les taux de mortalité à chaque âge recensés lors d’une année. Les statisticiens prennent donc en compte l’ensemble des décès de la population pour projeter une longévité moyenne. Mais l’espérance de vie ne vaut que si les chiffres – les taux de mortalité – restent stables, ce qui n’est évidemment pas le cas. Cet indicateur a confirmé les formidables progrès réalisés par l’Homme ; mais relayé tel quel, sans autre commentaire que ses données brutes, il donne l’idée que l’allongement de la vie est inéluctable. Rien n’est moins vrai.
La hausse de l’espérance de vie est un phénomène qui a ses propres causes, parfaitement identifiables. Prendre du recul donne les moyens de mesurer l’évolution probable de notre longévité, et surtout d’expliquer pourquoi elle stagne et risque fort de baisser dans les années et décennies à venir.
Médecine et hygiène modernes
C’est tellement évident que rares sont ceux qui prennent la peine de le rappeler : l’espérance de vie est le résultat de facteurs économiques et sociaux. Ce n’est donc pas un phénomène naturel ou génétique, mais un phénomène « culturel », structurel et propre à certaines conditions socio-économiques. Au premier rang des causes de l’allongement de la vie se trouve, sans surprise, les progrès de la médecine.
Amorcés au milieu du 19e siècle, les progrès médicaux sont fulgurants. Le stéthoscope et l’aiguille apparaissent et transforment le travail médical. La chirurgie est inventée, avec l’anesthésie et une exigence d’hygiène soutenue. Pasteur met au point en 1885 la technique moderne de vaccination, consistant à l’inoculation volontaire des germes causant la maladie – technique résultant de la connaissance de notre système immunitaire. L’électrocardiogramme, pour mesurer avec précision le rythme cardiaque, et les photographies à rayons X sont conçus à l’aube du 20e siècle. Puis vient l’émergence des vaccins et des antibiotiques, l’isolation de substances comme l’insuline, la découverte des molécules actives et leur synthèse sous forme de médicaments. Les diagnostics sont toujours plus précis, avec le scanner, l’échographie, l’imagerie par résonnance magnétique (IRM).
Les progrès économiques ont généré le perfectionnement du matériel médical tandis que les progrès scientifiques, les échanges d’expériences pratiques, ont amené parallèlement au perfectionnement des techniques et des spécialités. Les maladies sont, toujours, la première cause de mortalité. Mais leurs ravages sont largement contenus, grâce aux fortes exigences professionnelles – à commencer par les années d’études – et au déploiement de médecins sur le territoire français depuis cinquante ans. De 60 000 à la fin des années 1960, le nombre de docteurs en médecine est passé à 180 000 en 1992, et environ 210 000 en 2009.
La connaissance de l’anatomie humaine est également répandue au sein même de la population grâce à l’alphabétisation et l’instruction généralisées. À mesure que les médecins appréhendent les mesures d’hygiène les plus efficaces, ces dernières sont diffusées auprès de tous les Français. Pour les appliquer, il fallut néanmoins une amélioration considérable des conditions de logement. C’est également dans le second 19e que la maîtrise de l’acier et du ciment transformèrent peu à peu les bâtiments et l’habitat. Au même moment, la distribution d’eau moderne apparut dans les grandes villes, par des réseaux à faible pression desservant les immeubles et riches demeures. C’est au 20e siècle que tous les foyers ont progressivement été équipés de l’eau courante. Entamée dans les années 1920, l’expansion du réseau énergétique a passé un cap avec la nationalisation d’EDF et GDF, permettant un maillage complet du territoire et la desserte de la quasi-totalité des demeures françaises.
Les progrès des conditions de vie et la réduction du risque de maladies ont été appuyés, plus récemment encore, par le développement de l’équipement domestique. Le nettoyage est perfectionné par les aspirateurs et produits plus efficaces, diminuant drastiquement les moisissures porteuses de germes. Les corvées les plus pénibles sont assurées par les machines ; le lave-linge automatise le nettoyage de vêtements, effectué beaucoup plus régulièrement.
L’évolution de la médecine et de l’hygiène – par l’habitat – est une cause fondamentale de l’allongement de la vie. L’espérance de vie ne dépassait pas 40 ans jusqu’en 1850 ; elle a plus que doublé depuis. Une multitude de critères participent à des degrés divers à ce phénomène, comme la forte réduction du nombre d’accidents, l’assainissement de l’air des grandes villes depuis la fin du 19e, l’amélioration de la qualité alimentaire – mais ils restent secondaires, et nous n’en ferons pas la somme. Il existe néanmoins un autre facteur fondamental pour expliquer la hausse de la longévité. Alors qu’il présente une importance similaire, voire supérieure aux progrès médicaux, il est le plus souvent « oublié » par ceux qui commentent les chiffres de l’espérance de vie. Il s’agit du travail.
Conquêtes ouvrières et santé publique
L’activité principale d’un individu est la condition première du nombre de printemps qu’il connaîtra. Volontairement omis, ce fait est pourtant une évidence. La qualité et la quantité du travail accompli par un homme vont déterminer sa santé et sa longévité. L’évolution de l’espérance de vie est donc intimement liée à l’évolution des conditions de travail. Autrement dit, si l’on vit plus longtemps, c’est parce qu’on travaille moins.
Le travail lui-même a connu plusieurs phases de transformation. Il s’est divisé en des métiers et des postes plus précis, a exigé un niveau d’instruction plus élevé, s’est ancré dans un processus de production plus étendu et efficace. En soi, le passage du féodalisme de l’ancien régime au capitalisme moderne n’a pas amélioré les conditions de travail, au contraire. La pénibilité, l’usure sur la santé, ne trouvent aucune amélioration sensible entre un serf du 16e siècle qui laboure sa terre et un salarié des mines, de la sidérurgie ou du textile du 19e. La condition du second est même certainement pire, en raison des cadences accélérées, déterminées par la grande chaîne de production où chacun n’est qu’un petit rouage, et les pressions pesant sur les employés avec la menace permanente du licenciement. Le tournant dans l’amélioration des conditions de travail est opéré avec l’apparition et le développement des syndicats, organisations par et pour la classe ouvrière elle-même, qui obtiendront satisfaction sur des points majeurs de leurs revendications.
Le travail des enfants, omniprésent, ne prend fin qu’après la loi du 2 novembre 1892 et l’interdiction stricte d’employer des garçons et des filles de moins de douze ans. Jusqu’à 18 ans, le temps de travail hebdomadaire est limité à 60 heures par le même texte législatif, qui sera appliqué sporadiquement dans ses premières années. C’est néanmoins une première victoire d’envergure pour des syndicats naissants, qui se rassemblent en 1895 sous la bannière de la Confédération générale du travail (CGT). Dès lors, les ouvriers se battent pour la journée de 8 heures, à une époque où la plupart d’entre eux effectuent douze heures de travail journalier à un rythme éreintant. De nombreuses grèves, mobilisations générales et interruptions de la production sont nécessaires pour que le grand patronat – et ses délégués politiques – accepte de céder à cette revendication, synonyme de manque à gagner important. Il faut attendre 1946 pour que la semaine de 40 heures rentre définitivement dans la loi française ; néanmoins les besoins de main-d’œuvre dans la reconstruction du pays et les repères culturels font que les employés travaillent bien au-delà, avec une majoration pour leurs heures supplémentaires. Ce n’est qu’en 1963 que le temps de travail hebdomadaire décline réellement. Le temps de travail annuel, lui, avait déjà bien baissé. Revendiqués à partir de 1926 par la CGT, les congés payés sont institués par le Front populaire à l’été 1936, suite à la grève générale qui a vu les premières occupations d’usine. Deux semaines par an, les employés peuvent se reposer tout en gardant leur paye ; c’est une évolution nette pour la capacité à recouvrer ses forces, pour la santé des Français.
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