Je reproduis ici intégralement l’hommage de Gilles Raveaud à Bernard Maris assassiné dans les locaux de Charlie Hebdo où il tenait la rubrique économique « Oncle Bernard ». Il était également chroniqueur dans la matinale de France Inter.
Bernard nous manquera.
Charles SANNAT
« Merci Bernard
Pour une fois, Bernard Maris ne nous a pas fait rire. Assassiné mercredi dernier au cours de la conférence de rédaction de Charlie Hebdo, il nous laisse désemparés devant la perte de cet être si fin, si cultivé, si drôle, si gentil, si intelligent.
Bernard Maris n’était pas chroniqueur et actionnaire de Charlie Hebdo par hasard. S’il avait rejoint ce journal, c’est parce qu’il défendait comme lui une certaine conception de la vie où la critique, la satire, mais surtout le rire, la joie et la liberté prédominent. Charlie Hebdo, c’est la vie dans tous ses excès, mais c’est d’abord la vie, cette vie que l’on a essayé de prendre.
Tout comme Gilles Dostaler, son grand ami, Bernard Maris était résolument du côté de la vie, du plaisir. Il rejoignait en cela son grand maître Keynes, qui avait refusé que l’économie soit une « science lugubre » et qui s’était dressé face à la fatalité du chômage, des inégalités, mais aussi de la guerre.
C’est cela avant tout que ne supportent pas ceux qu’on appelle les « libéraux » ou « néolibéraux » et autres « sociaux libéraux » si peu attachés aux libertés : que l’on puisse bien vivre sans souffrir, qu’il soit possible de consommer sans avoir épargné avant, que l’on ne soit pas pris quotidiennement dans la cage de fer de la concurrence, que l’on ne soit pas soumis aux soubresauts permanents de la Bourse, que l’on ne soit pas obligé de changer de travail dix fois dans sa vie et de déménager tous les deux ans pour suivre le « progrès » technique.
Bref, que l’économie ce soit autre chose que la souffrance et la rigueur… imposées aux plus faibles.
Les bonnes nouvelles
Là était le message profond de Keynes. Keynes, c’était la bonne nouvelle : oui, il est possible de vivre, de profiter, et non seulement cela ne se fera pas au détriment de « l’économie », mais cela lui sera même profitable ! Hédonisme et efficacité, loin de se contredire, se complètent : la consommation, c’est l’emploi.
Et l’on pourrait multiplier les exemples : ainsi, quand tous les départements d’économie du monde ont martelé pendant des décennies – et expliquent encore – qu’il fallait choisir entre réduire les inégalités et accroître l’emploi, les faits montrent que c’est l’inverse.
On a ainsi connu des périodes de forte croissance, de plein-emploi et de réduction constante des inégalités durant les trois décennies des Trente Glorieuses, et les pays scandinaves, jusqu’à ces dernières années, ont montré au monde qu’il était possible d’avoir les plus bas niveaux d’inégalité de la planète et les plus hauts niveaux de vie.
Et cela fonctionne aussi dans l’autre sens : aux États-Unis et en Europe, la « croissance » ne cesse de s’affaiblir à mesure que les inégalités augmentent, ce que l’OCDE a encore rappelé récemment.
D’autres bonnes nouvelles, il y en a plein. C’est par exemple celle annoncée par Gabriel Zucman, qui nous apprend que « taxer les paradis fiscaux n’est pas une utopie ». Et l’enjeu n’est pas mince, puisque l’évasion fiscale représenterait selon ses calculs plus de 5 000 milliards d’euros.
Dans le même genre d’idée, on ne peut que se réjouir des travaux de Thomas Piketty, qui propose de taxer le capital afin de… faire ce que l’on souhaite avec l’argent récolté : construire des porte-avions, des écoles, des fermes écologiques, ou réduire le temps de travail, c’est à la démocratie de choisir.
Bien sûr, rassurons vite nos lecteurs « libéraux », Zucman et Piketty sont des économistes bien trop fins pour ne pas savoir que toute taxation entraîne une déperdition de recettes, sous forme de réduction d’activité, de fraude, de délocalisation. Mais cela n’empêche pas leurs résultats d’être solides : si on les suit, ce sont des dizaines de milliards d’euros qui rentreront en plus chaque année dans les caisses de l’État.
Autre bonne nouvelle : l’écologie n’est pas l’ennemi de l’emploi. C’est ce que rappelle Jean Gadrey, qui montre que des mesures intelligentes en faveur des chômeurs, une réduction du temps de travail et le développement d’activités écologiquement soutenables et socialement désirables pourraient créer plusieurs millions d’emplois.
Enfin, tout le monde (ou presque) est maintenant d’accord pour dire que les politiques d’austérité n’atteignent pas leurs objectifs, historiquement elles ne les ont d’ailleurs jamais atteints, et qu’il faut investir pour stimuler la croissance et réduire les déficits, et non pas chercher à tout prix à réduire les dépenses. Bref, le consensus se fait pour dire que nous vivons une époque strictement keynésienne dans laquelle les raisonnements keynésiens sont les bons, n’en déplaisent à ceux qui tentent de ringardiser en permanence l’un des très rares économistes dont les prédictions se sont avérées justes.
Les bonnes nouvelles sont donc légion. Nous pouvons tout avoir : déficits en baisse, emplois en hausse, inégalités réduites, transition vers une économie plus douce humainement et soutenable écologiquement.
C’était là le message de Bernard Maris. C’était là « l’autre économie » qu’il souhaitait voir advenir et qui permettrait à nos sociétés de vivre en paix.
La victoire du camp du sacrifice
Mais face à lui s’est dressée une religion, la religion du sacrifice (des pauvres), de la souffrance (pour les autres), de l’abstinence, de la soumission, de la fatalité. Pour les « libéraux », l’homme n’est qu’un jouet dans la mécanique céleste du marché, et il doit s’adapter (ce que n’ont pas à faire de nombreux libéraux eux-mêmes, en général bien au chaud dans des institutions publiques où les salaires sont élevés). Votre usine est délocalisée ? Il faut chercher du travail ailleurs. Vous êtes un petit paysan du Sud qui perdez votre travail à cause des céréales européennes qui déboulent chez vous ? Il faut faire autre chose. Etc.
Et surtout, surtout, pas d’intervention publique : par pitié, baissez-moi ces impôts, licenciez ces fonctionnaires, supprimez ces droits de douane, supprimez tout contrôle des mouvements de capitaux, de l’air, que l’on respire enfin ! Et tant pis si les économies ainsi fragilisées s’effondrent à la première crise venue.
En Europe, ce libéralisme prend le visage de « l’ordo-libéralisme » qui fait l’erreur colossale de penser l’économie dans les termes du droit et qui estime qu’il suffit d’édicter des règles pour que tout se passe bien. D’où les critères de Maastricht, et ceux du pacte de stabilité, à qui l’on doit des centaines de milliers de chômeurs en plus parce qu’il est impossible de réduire les déficits en période de crise sans tout casser. Mais cela, les géniaux rédacteurs des traités européens ne le savaient probablement pas.
Voilà le cadre mental qui est désormais gravé dans les institutions européennes et qui fait tant de mal à l’Europe. Trop de règles économiques absurdes, pas assez de démocratie. Les critiques et les propositions ont beau se multiplier, on n’arrive pas à les déloger car elles sont inscrites dans le droit, qui ne peut plus être changé qu’à l’unanimité.
On en était ainsi arrivé à la situation absurde dans laquelle un keynésien aussi convaincu que Bernard Maris avait appelé à sortir de l’euro.
Le poids de la religion
Mais si les lois européennes sont aussi fortes, c’est parce qu’elles s’enracinent dans ce qu’il y a de plus fort, dans ce que porte avec lui (ou elle), et souvent à son insu, chaque économiste, chaque homme (ou femme) politique, chaque expert : ses croyances. Et ces croyances sont d’autant plus fortes qu’elles ont été apprises dans l’enfance, qu’elles sont liées à la famille, qu’elles sont exprimées par des rites et des réunions. Bref, lorsque ces croyances sont ce que l’on appelle des religions. Et il n’est en effet pas difficile de voir les racines proprement religieuses des croyances économiques dominantes dans le catholicisme (pour le culte de la souffrance) et le protestantisme (pour le renoncement au plaisir).
Avec le capitalisme, disait Max Weber, nous sommes tous devenus des protestants attachés au labeur, remettant toujours à demain le plaisir, et baissant la tête pour gagner notre salut. C’est notre drame.
Au moins, avec Bernard, nous étions tous des déconneurs, des jouisseurs, des artistes (au moins en rêve). Bref, des keynésiens.
T’inquiète pas Bernard, nous allons le rester. »