Liao Yiwu : « Inégalité, corruption et violence se développent en Chine »
À l’occasion de la sortie de son roman Dans l’empire des ténèbres ( François Bourin Éditeur), l’écrivain dissident chinois Liao Yiwu, aujourd’hui réfugié en Allemagne, s’est entretenu avec un comité de journalistes avant de rencontrer Aurélie Filippetti, la ministre de la Culture et de la Communication française. Un témoignage libéré du joug de la censure qui livre une vision terrifiante de l’envers de la prospérité chinoise. Violence, contrôle et corruption sont au cœur d’un système qui sait habilement piéger l’Occident. Une rencontre avec un grand poète qui croit encore à la force des mots, malgré toutes les épreuves traversées.
Liao Yiwu, entouré du décor Art Nouveau de la brasserie Lipp évoque ses quatre années de détention dans les prisons chinoises
Nous sommes chez Lipp, dans la salle du premier étage. Atmosphère feutrée dans ce haut lieu germanopratin. Décor Art Nouveau, miroirs, vaisselle et argenterie… un luxe bien français, qui distille une douce volupté, contrastant avec l’histoire de l’invité des lieux : Liao Yiwu est un survivant des geôles chinoises, un romancier, poète et musicien à ses heures, qui malgré sa traversée de l’horreur a conservé son humour et son sourire. Emprisonné pour avoir écrit Massacre, un long poème dédié aux révoltes de Tian’anmen, il a subi tortures et humiliations. Quatre années d’horreur, qu’il raconte dans son livre Dans l’empire des ténèbres, dont l’édition française vient de sortir chez François Bourin Éditeur. Quatre années au sein de ce qui rappelle étrangement les anciens goulags soviétiques, qui ont meurtri son âme, autant que son corps.
Depuis son voyage en enfer, Liao Yiwu ne peut plus écrire de poésie. Il a trop d’images à purger, d’émotions à « nettoyer » et de scènes à raconter. Seul le récit lui permet de laisser l’accouchement des mots faire leur travail. La genèse de son livre est déjà un roman en soi : détruit et confisqué par les autorités, il a été réécrit de mémoire plusieurs fois par le poète dissident. Aujourd’hui, Liao Yiwu a réussi à s’enfuir dans la clandestinité. Il s’est réfugié à Berlin, où il réapprend la vie dans un exil, qui ne cesse de lui « réserver des surprises ».
Il veut avant tout témoigner, au nom de tous les romanciers et intellectuels emprisonnés, au nom de tous les persécutés de l’ombre. Témoigner pour mobiliser, car l’Occident ferme les yeux sur l’envers du « miracle chinois ». Le silence et l’opacité masquent une Chine qui est, selon Liao Yiwu, de plus en plus injuste et corrompue. La parole et le témoignage sont les seules armes qu’il peut utiliser pour combattre cette sino-comédie qui masque aux yeux du monde son envers violent et inhumain.
REGARD SUR LA CHINE D’AUJOURD’HUI
Quelle est la situation sociale actuelle en Chine ? Que pensez-vous de la décision de la Chine de réformer ses « camps de travail » ?
Liao Yiwu : Le climat n’a fait qu’empirer, contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent en Occident. Voilà une illustration bien caractéristique. Il y a une dizaine d’années, il y a eu un incident, que l’on a appellé l’affaire « Sun Zhigang ». Un migrant a été assassiné par des vigiles au moment où il allait être emmené dans un « centre de détention et d’investigation », c’est-à-dire un centre de rétention destiné aux personnes qui ne sont pas originaires de la ville dans laquelle elles se trouvent. L’affaire a fait un tel scandale que le système chinois a annulé ces centres de rétention très critiqués. À l’époque, cet incident a suscité un espoir immense : tous mes amis affirmaient que le système chinois était en train de changer. Depuis, dix ans se sont écoulés. Sun Zhigang est aujourd’hui décédé. Les centres de rétention ont en effet été supprimés. Mais ce n’est pas pour autant que la situation sociale s’est améliorée en Chine. Au contraire, je dirais même qu’elle s’est aggravée. En ce qui concerne le climat social, on a l’impression d’aller de mal en pis.
Il ne suffit pas de faire une réforme par-ci par- là. Le problème majeur en Chine, c’est la dictature. La dictature est terriblement inventive. Si elle supprime un système, elle va inventer autre chose. Après la suppression de « centres de rétention » sont apparues les « prisons noires », dans un contexte encore plus barbare que ces centres. Je ne peux donc pas dire que l’annonce de la réforme des camps de travail m’apporte le moindre espoir.
La prospérité chinoise cacherait donc une réalité moins glorieuse pour la population ?
Liao Yiwu : Certes, l’économie chinoise apparaît comme prospère, mais cette prospérité n’a pas apporté de mieux être à la population. La Chine construit des gratte-ciel, mais elle est aussi en train de devenir la plus grande poubelle du monde. J’ai récemment voulu acheter un appartement à Chengdu, et j’ai commencé à calculer ce que cet achat représentait pour un Chinois normal. Je me suis rendu compte qu’il fallait qu’il ait commencé à épargner sous la dynastie des Ching, la Chine républicaine, la Chine communiste : autrement dit, qu’il ait épargné tout ce qu’il gagnait dans trois monnaies différentes pour acquérir l’équivalent d’une salle de bain dans l’un des somptueux immeubles de la ville !
OCCIDENT ET CHINE : DES RELATIONS AMBIVALENTES
L’Occident en fait-il assez pour exiger une amélioration des droits de l’homme en Chine ?
Liao Yiwu : Le problème de la Chine, c’est cette expansion commerciale systématique. Aujourd’hui, tout le monde est engagé dans le commerce avec la Chine. Dans ce contexte, j’apprécie énormément que mon manuscrit ait été traduit en France, car, quelque part, c’est incompatible de faire d’un côté du commerce avec la Chine et de l’autre de publier ce genre de livre, qui est considéré comme maudit par le gouvernement chinois. Mais plus généralement, oui, les relations entre l’Occident et la Chine sont ambiguës.
J’ai également découvert qu’il y avait une autre forme d’invasion chinoise. Récemment en Suède, Mo Yan (le romancier officiel de la Chine à qui l’Académie Nobel a décerné le Nobel de la littérature) a déclaré qu’il était normal que les publications soient soumises à censure. « Comme lorsqu’on monte dans un avion, on vérifie que les passagers ne sont pas armés : c’est aussi une forme de contrôle, de censure, et cela préserve la sécurité des passagers », a estimé Mo Yan. En écoutant cette déclaration, je me suis dit : « Comment l’Occident peut-il donner le prix Nobel à quelqu’un tenant de tels propos et acceptant cette vision de la censure ? ». J’ai eu alors l’impression que la Chine envahissait un peu plus l’espace occidental. Qu’elle s’infiltrait au sein de la culture, qu’elle se rendait « fréquentable ».
Selon vous, il y aurait donc une complaisance de la société occidentale vis-à-vis de la Chine en raison de leurs intérêts croisés ?
Liao Yiwu : Vous savez, je ne fais pas d’idéologie. Je regarde, j’observe. Je ne porte pas de jugement. Lorsque je vois des armées de Chinois envahir les Galeries Lafayette, j’observe. Lorsque j’écoute Mo Yan et son message de censure universelle en Occident, j’observe également. Malgré tout, nous avons protesté contre le prix Nobel de Littérature avec un de mes amis, artiste chinois, dans les rues de Stockholm. Nous avons été arrêtés par la police, car nous nous étions livrés à un « strip de protestation ». Nous avons été arrêtés par la police suédoise. C’est un grand honneur pour moi d’avoir été emprisonné non seulement en Chine, mais également en Suède, où nous avons passé six heures derrière les barreaux !
PLACE DES INTELLECTUELS
Quelle influence les intellectuels chinois peuvent-ils avoir sur l’évolution du pays ?
Liao Yiwu : Les intellectuels chinois éprouvent un sentiment de solitude de plus en plus important. La plupart des prisonniers reçoivent peu de soutien de l’Occident. Autrefois, ils comptaient dessus, mais aujourd’hui ils ne peuvent compter que sur leurs propres forces. Il y a aussi ce grand problème de censure en Chine. C’est justement en cela que l’Occident a une responsabilité encore plus grande. Plus la liberté d’expression sera restreinte en Chine, plus l’Occident devra faire pression sur le pouvoir chinois.
Lors du prix Nobel de littérature en Suède, un journaliste a demandé à Mo Yan s’il y avait encore des prisonniers politiques en Chine aujourd’hui. Mo Yan a expliqué qu’il n’existait plus de prisonniers politiques, ni littéraires dans le pays. Puis il a ajouté qu’il avait bien un ami emprisonné, mais que « c’était parce qu’il avait commis un vol ». C’est donc en voleur qu’un intellectuel est emprisonné aujourd’hui, même s’il n’a commis aucun délit bien sûr. J’ai été outré par la réponse de Mo Yan. Les autorités donnent évidemment ce genre de prétexte pour condamner des écrivains. C’est une insulte terrible pour nous autres écrivains : être requalifiés comme « voleurs », être niés dans notre identité… Et comme cela, il est possible de dire après qu’il n’y a plus d’intellectuels emprisonnés…
Pensez-vous que les manifestations récentes des journalistes du magazine Week-end du sud représentent un espoir pour la Chine ?
Liao Yiwu : Le Week-end du sud est un magazine très connu en Chine pour son ton libre. En 2001, j’écrivais des interviews fictives pour ce magazine sous un pseudonyme. Un jour, j’ai fait l’interview d’un des journalistes du Week-end du sud. La publication du papier dans le journal a prouvé la liberté d’expression et l’ouverture du journal. Mais peu de temps après, toute la rédaction du magazine a changé : rédacteur en chef, directeur… Un tour de vis phénoménal ! Depuis cette époque, le Week-end du sud est rentré dans les rangs et est devenu plus acceptable pour les autorités. Récemment, un autre scandale a éclaté. Un éditorial du magazine aurait été écrit par un responsable de la propagande. Une affaire trouble… La situation n’est donc pas encourageante pour la presse en Chine. La rébellion des journalistes du Week-end du sud révèle surtout l’intensité du contrôle du pouvoir chinois sur la presse aujourd’hui. Je ne la vois pas comme un signe d’espoir. Ce genre d’incident me fait prendre conscience de la chance extraordinaire que j’ai d’être ici. En Chine, je ne pourrais pas dire ou écrire ce dont j’ai envie.
EXIL ET POÉSIE
Racontez-nous comment vous avez réussi à vous enfuir de Chine ?
Liao Yiwu : J’ai dû passer par la mafia pour quitter la Chine. Il faut savoir qu’en Chine tout le système est corrompu. Pour une fois, la corruption m’a été utile !
Avez-vous gardé contact avec vos proches ? Avez-vous de leurs nouvelles ?
Liao Yiwu : Je téléphone de temps en temps à ma famille, mais j’évite de le faire trop souvent.
Comment vivez-vous l’exil ?
Liao Yiwu : La vie d’exilé m’apporte constamment de nouvelles surprises. Il y a un mois, je me suis rendu au Mexique et lorsque je suis descendu de l’avion, j’ai été très surpris : j’ai été accueilli par le ministre de la Sécurité publique et le ministre de la Culture. Il y avait des policiers partout ! Je me suis dit : « Mon Dieu, ils vont encore m’arrêter ou quoi ? » Les éditeurs qui m’accueillaient m’ont raconté avoir reçu des menaces de la Chine qui les accusait d’accueillir un ennemi du pays, et qu’ils devaient supprimer toutes les réceptions, car ils ne pouvaient pas mettre en avant un individu aussi néfaste. Alors, le Mexique a fait du zèle, car ils avaient peur qu’il m’arrive quelque chose et je me suis retrouvé escorté en permanence par des policiers chargés de ma protection. C’était un peu surréaliste !
Après votre sortie de prison, vous avez arrêté d’écrire de la poésie. Impossible, indécent… ?
Liao Yiwu : En ce moment, c’est vrai, je n’écris pas de poésie. Mais, j’ai une autre échappatoire : la musique. La musique, c’est comme la poésie, c’est une manière de laver son âme. Et lorsqu’on a traversé comme moi autant de cauchemars dans sa vie, on est obligé de laver son âme. Quand j’aurais tout lavé, je pourrai peut-être me remettre à la poésie…
Avec tous nos remerciements au site JolPress.com