Voici venu le temps des contradictions. Entre les discours sur le travail que vous – élus, dirigeants, syndicats, prétendants au pouvoir – proférez et les preuves objectives, un gouffre s’est creusé. Les tâches les plus variées nous échappent chaque jour au profit des machines, et pourtant vous érigez encore l’emploi en garant de tous nos droits – santé, vieillesse, citoyenneté – et de notre bonheur.
Vous affirmez que le travail est la voie de conquête de notre liberté et de notre indépendance. Nous constatons que les conditions du travail s’améliorent uniquement pour une mince couche de super héros.
Vous expliquez que notre Graal est le CDI garanti à vie, adossé à un salaire décent et à un prêt immobilier. Nous cherchons en vain autour de nous les quelques survivants de ce paradis perdu du siècle dernier.
Vous dites que le travail est la clef de notre épanouissement et du vivre-ensemble. Nous ne parvenons pas à trouver le moindre signe de bonheur dans l’enchaînement des tâches répétitives, la pression hiérarchique et l’insécurité psychologique latente.
Vous dégainez la méritocratie et le niveau de diplôme pour justifier des inégalités sur le marché du travail. Nous nous efforçons de trouver une corrélation dans nos vies et celles des autres : sans succès.
Laissez-moi vous le dire crûment : vous ressemblez de plus en plus à des professeurs de morale, qui espèrent cacher la vacuité de leur pensée par l’invocation quotidienne des grands principes de l’humanisme. Aux citoyens, aux employés, au peuple, vous n’avez d’autre vision à offrir que ce plus petit dénominateur que vous avez en commun : la valeur travail.
Une valeur morale au travail ?
Nous ne sommes ni n’avons jamais été dupes de votre rhétorique supposément éthique. Si le peuple a jamais attribué une quelconque valeur morale au travail, c’est qu’il en tirait un profit pécuniaire et des avantages bien réels.
Durant les deux siècles derniers, l’entreprise individuelle et l’emploi salarié ont été deux modalités plutôt efficaces pour franchir quelques barreaux de l’échelle sociale. Nous étions bien conscients, au fond, qu’en signant ce CDI, nous renoncions à une grande partie des fruits de notre travail, mais la promesse des protections sociales diverses et variées suffisait à dissiper nos quelques doutes.
Les femmes avaient beau se plaindre que leur travail domestique en était un et qu’il n’était toujours pas reconnu comme tel malgré sa pénibilité, la grande majorité d’entre nous en avait plutôt pour son compte et ne l’ouvrait pas trop.
L’assimilation que vous faisiez entre travail, effort et emploi salarié nous semblait bien trop rapide, certes, mais tant qu’il y avait un salaire et des perspectives de devenir soi-même boss, on n’ergotait pas trop sur vos erreurs conceptuelles.
Travailler à tout prix
Aujourd’hui, votre discours a perdu le ton enjoué du siècle dernier et s’est teinté d’intonations culpabilisantes, moralisatrices, prescriptrices. Il faut travailler à tout prix, dites-vous, car l’effort mène au salut psychologique et social tandis que l’inactivité condamne notre société à l’assistanat permanent. Vous avez d’ailleurs pris soin de créer une distinction claire entre le bon élève – celui qui travaille même lorsque sa qualification n’a rien à voir avec le poste – et l’outsider-marginal qui doit pointer à Pôle Emploi tous les mois pour percevoir son maigre pécule.
Votre voix devient rauque lorsque vous nous rappelez publiquement que nous devons purger notre dette à l’égard de la société et de l’État – dette originelle dont nous avons hérité dès notre naissance. Vous vous indignez devant les courbes qui ne fléchissent pas et signez des pactes de responsabilité qui vous fournissent une poignée d’éléments de langage exploitables pendant quelques mois. Au fond, vous vous réjouissez de savoir que faire travailler les autres coûte de moins en moins cher tandis que ces autres produisent de plus en plus.
Votre jeu est vieux comme le monde et il est si simple d’y voir clair : la moralisation du travail est – et a toujours été – le meilleur instrument de contrôle physique, psychologique et social des hommes. Vous vantez l’effort dans la tradition judéo-chrétienne : l’effort soigne la paresse, détourne des tentations et enseigne l’humilité. L’érection du plein-emploi en objectif millénaire vous permet de rationaliser le déséquilibre des rapports de force entre employeur et employé, tout en fournissant un formalisme juridique à l’aliénation des moyens de production.
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