La menace d’un Grexit menace la stabilité même de la monnaie unique. Entre les 15 et 17 juin, les Grecs ont retiré l’équivalent de 3 milliards d’euros aux distributeurs automatiques. Quelles alternatives existe-t-il lorsqu’un pays est pris en siège par sa propre monnaie ? Les monnaies locales et complémentaires connaissent un engouement sans précédent. Effet de mode, de peur, monnaie d’avenir, véritable alternative à l’euro ? Dans le premier volet de ce dossier, nous avons voulu en savoir plus en interviewant Philippe Derudder, spécialiste des monnaies locales.
Les monnaies locales ou complémentaires
Philippe Derudder est l’un des plus grands spécialistes des monnaies locales. Il est également l’auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages d’économie dont Les 10 plus gros mensonges sur l’économie, La dette publique une affaire rentable, Rendre la création monétaire à la société civile, Les monnaies locales complémentaires : pourquoi, comment ?.
LORetLARGENT.info : Quel est le but d’une monnaie locale ?
Philippe Derudder : Il est de redynamiser l’économie locale dans une conscience accrue de l’environnement et de l’humain. Il s’agit pour le citoyen de se réapproprier cet outil qu’est la monnaie, redéfinir la richesse, donner du sens à nos activités productrices et à nos échanges.
LORetLARGENT.info : Est-ce compliqué de créer une monnaie locale ?
Philippe Derudder : Ce n’est pas compliqué en soi, mais cela demande un haut niveau d’engagement dans la mesure où il s’agit en premier de la concevoir puis ensuite d’animer le mouvement local. En effet, le but n’est pas de faire en plus petit ce que l’euro fait en grand. Mettre en service une monnaie locale complémentaire, c’est en premier se demander pourquoi ? Qu’attend-on de cette monnaie, que veut-on exprimer au travers d’elle? C’est cela qui demande du soin et de l’attention; c’est cela qui demande la constitution d’un groupe investi qui passe en général pas mal de temps à se former, à définir ses règles de fonctionnement, à façonner ensuite l’expérience en fonction du but visé exprimé au travers d’une charte. En fait, ce n’est pas la création de la monnaie qui est compliquée, c’est l’humain qui, sur le support de cette expérience, doit apprendre à construire ensemble. C’est cela qui est compliqué.
LORetLARGENT.info : Combien de Français utilisent des monnaies locales ?
Philippe Derudder : Actuellement, on compte une trentaine d’expériences en cours et le même nombre en gestation. Le site mutuel des monnaies locales complémentaires donne un bon aperçu du paysage.
Nous n’avons pas de statistiques globales qui permettraient de chiffrer précisément le nombre des acteurs utilisant des monnaies locales. Il faut toutefois distinguer entre les prestataires professionnels qui acceptent les règlements en monnaie locale. Ils sont proportionnellement nombreux par rapport aux simples utilisateurs qui ne sont en général que 4 à 6 fois plus nombreux. Les prestataires comprennent en effet plus facilement l’intérêt que peut représenter pour eux une monnaie locale complémentaire, ce qui n’est pas le cas des populations locales qui pensent pouvoir faire « la même chose » avec l’euro. C’est un défi qui se pose au mouvement actuellement mais qui est à double face. D’un côté, on peut regretter le faible nombre des utilisateurs au regard des prestataires mais de l’autre, c’est un atout pour privilégier le développement de « l’esprit ». On est ici dans le qualitatif et non le quantitatif.
LORetLARGENT.info : Pourquoi intéressent-elles de plus en plus les Français ?
Philippe Derudder : La France est en retard par rapport à d’autres pays, en particulier l’Allemagne qui s’intéresse et développe les réseaux de monnaies locales complémentaires depuis une vingtaine d’années. Ce n’est qu’à l’occasion du choc de la crise de 2008 que les Français ont découvert que le monde de la banque et de la finance n’était pas aussi « respectable » et « fiable » qu’il le laissait paraître. Beaucoup de personnes alors se sont posées des questions qu’elles ne se posaient pas avant. On peut distinguer toutefois deux courants. Un courant inspiré par la peur d’un krach avec des personnes qui voient dans les monnaies locales un moyen à portée de main pour résister et s’en sortir ; et un autre engagé dans une démarche de transition, motivé par la certitude que le monde dans son organisation actuelle n’a pas d’avenir et qu’il convient de faire évoluer nos modes de production et de vie pour s’adapter aux réalités physiques de notre époque.
LORetLARGENT.info : Ce phénomène est-il typiquement français ou l’intérêt pour les monnaies locales existe-t-il à l’échelle européenne ?
Philippe Derudder : Les monnaies complémentaires sont une renaissance. Elles ont en fait accompagné les humains tout au long de leur histoire. Ce n’est que depuis 2 siècles qu’elles ont été abandonnées au profit de monnaies uniques, puis ont réapparu lors de la crise économique de 29 puis plus récemment encore dans les années 80. Il s’agit d’un phénomène mondial. On les trouve partout, en Amérique du nord, en Amérique latine, en Europe, en Asie. Bernard Lietaer, ancien haut fonctionnaire de la banque centrale belge, cofondateur de l’Écu, spécialiste des questions monétaires internationales et fervent promoteur des monnaies complémentaires locales en donne un bon aperçu dans son excellent livre Au cœur de la monnaie (Ed. Yves Michel).
LORetLARGENT.info : En quoi diffèrent-elles du bitcoin, autre monnaie alternative ?
Philippe Derudder : Les monnaies complémentaires locales utilisent toutes une monnaie de papier, du moins au départ alors que le bitcoin est une monnaie numérique. Mais ce qui en fait la différence essentielle, c’est la finalité. Le bitcoin reste dans la logique du système avec une quantité volontairement et artificiellement raréfiée et dont l’intérêt prioritaire se trouve dans la spéculation. Les monnaies locales complémentaires ont une ambition éthique visant une transformation socio-économique. Il faut toutefois faire une différence entre trois courants de monnaies complémentaires.
- Les monnaies non appuyées sur la monnaie nationale.
Les réseaux qui choisissent cette direction créent purement et simplement leur unité de compte sans rapport et sans convertibilité avec la monnaie officielle. On se trouve alors dans un cas de figure inverse à celui qui préside au système dominant. Dans celui-ci, il faut avoir préalablement l’argent sur son compte pour pouvoir accéder au bien ou au service désiré. Là, c’est l’existence du bien ou du service dans la communauté et l’accord d’échange entre les parties qui « créent » la monnaie. Cela ouvre de vastes horizons nouveaux mais si éloignés de nos habitudes et conditionnements économiques que le chemin n’est pas sans obstacles. Se pose bien sûr la question de la légalité : quelle est la marge de manœuvre possible, mais plus profondément, que représente cette monnaie ? Qu’est-ce qu’elle apporte à la personne qui la détient ? Comment peut-elle circuler, peut-elle être acceptée et utilisée par les entreprises, commerçant, artisans, comment créer la confiance nécessaire à son acceptation ? Si la possession de la monnaie n’est plus critère d’accessibilité aux biens et services disponibles, où se situe la limite ?
On retrouve là d’un côté ce qu’on peut appeler les monnaies de lien, telles que les SELs (Système d’échanges locaux), les JEUs (Jardin d’échange universel) les Accorderies et banques de temps qui concernent en général des réseaux de personnes individuelles, et de l’autre les « Barter »(troc) qui regroupent des entreprises qui se fournissent mutuellement en acceptant l’unité de compte propre au réseau. Le WIR en Suisse est emblématique de cette forme de monnaie. La Sonante, à Nantes en préparation s’en inspire.
- Les monnaies appuyées sur les monnaies officielles.
Dans ce cas de figure, celui qui se développe fortement en Europe depuis peu, la monnaie locale est acquise avec la monnaie nationale dans un rapport initial de 1 pour 1. On peut certes se demander quel est alors l’intérêt ? Il est au moins triple :
– la monnaie locale est un signe visible d’engagement citoyen qui marque le désir des acteurs de se réapproprier cet outil pour ne plus contribuer malgré eux à alimenter la rupture que génère le système en place et ouvrir la voie vers une économie balisée par les besoins de la vie au lieu de l’épaisseur du portefeuille ;
– elle valorise et favorise les productions et échanges locaux, puisqu’elle n’est acceptée que localement de sorte que la richesse sert mieux les habitants du territoire ;
– la monnaie nationale échangée contre la monnaie locale est constituée en fonds de réserve placé de façon à soutenir des réalisations éthiques, cohérentes avec les valeurs que les acteurs veulent exprimer.
Vous trouverez plus d’information sur notre site Les monnaies complémentaires.
LORetLARGENT.info : Quel est le problème avec l’euro ?
Philippe Derudder : C’est le fait d’être une monnaie UNIQUE au lieu d’être une monnaie COMMUNE. Dans un ensemble aussi disparate que l’Europe, une monnaie unique ne peut que conduire à ce que nous voyons : un outil au service des plus puissants au détriment des plus fragiles. Une monnaie commune aurait permis un équilibrage entre les pays de la zone euro tout en offrant une monnaie forte et stable au regard du reste du monde. Il est des plus regrettable de voir que le dogme l’emporte sur l’intelligence.
LORetLARGENT.info : Le risque de faillite grecque peut-il provoquer l’effondrement de la monnaie unique ?
Philippe Derudder : Sans doute par effet de domino…
1 commentaire sur “Les alternatives aux devises gouvernementales (partie 1)”
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